Un extrait du livre .....
La jeune fille serrait son petit sac de tissu sur ses genoux. En face d'elle, le gros monsieur entré en gare de Châteauroux mâchonnait un cigare à l'odeur infecte. Sa voisine avait beau pincer le nez ostensiblement, il restait accaparé par la lecture de son journal. Un halo de fumée flottait au plafond du compartiment. Le vieux monsieur assis près de la fenêtre l'avait un peu ouverte.
Dans les longues courbes, Julie pouvait deviner, loin devant, le panache de fumée de la locomotive. De temps à autre, une escarbille venait cogner à la vitre. Plus elle roulait vers le nord et plus le ciel se chargeait de lourds nuages noirs, presque brillants, qui paraissaient toucher le bout de la terre, tant la plaine s'étirait sans autre but, semblait-il, que de rejoindre le ciel.
En face d'elle, dans le filet suspendu au-dessus des têtes, sa valise se balançait mollement. Un gros sac à soufflet, posé à cheval sur la barre du porte-bagage, menaçait de tomber à chaque chaos. Julie gardait les genoux serrés et les pieds ramassés sous la banquette. Elle n'osait pas lever les yeux vers le gros homme qui continuait de téter son cigare, malgré les regards réprobateurs. Elle avait faim, soif aussi. Elle n'osait pas sortir son casse-croûte soigneusement enveloppé.
Autour d'elle, certains somnolaient, d'autres regardaient droit devant eux, l'esprit ailleurs. Elle aurait aimé que quelqu'un sorte enfin un sandwich, un œuf dur ou un bout de jambon, pour pouvoir elle aussi manger un peu. Elle n'en pouvait plus de rester ainsi immobile, sans oser poser son regard ou entamer une conversation.
Les habitations, à présent, se faisaient de plus en plus denses le long de la voie ferrée. Bientôt, on longea un fleuve, un fleuve si large que Julie ne se souvenait pas d'en avoir jamais vu d'aussi grands. Puis on passa devant les longs murs gris d'une usine, suivie de quartiers entiers de petites maisons de pierre meulière. De temps à autre, une gare traversée bien vite, quelques silhouettes aperçues le long d'un quai. À présent, on ne voyait plus un seul champ, plus une seule colline boisée. Tout semblait plus triste, plus éteint, moins lumineux que dans sa Corrèze natale.
Le train ralentissait. On traversait la « zone », des petites baraques de tôle et de bois, toutes tassées les unes sur les autres, des ruelles boueuses, des gosses mal fagotés qui regardaient passer le convoi en rigolant. Elle frissonna. Dans quelques instants, elle serait arrivée. À quoi ressemblait Paris, ses gares ? On lui avait parlé du métro : un train sous la terre. Elle n'y croyait qu'à demi.
Elle était pressée de le découvrir et, dans le même temps, elle le redoutait. Le train commença à freiner dans un bruit assourdissant et le vieux monsieur remonta la fenêtre. Le gros homme continuait de lire son journal, son cigare vissé entre ses lèvres. On se levait maintenant dans le compartiment pour attraper sa valise en s'excusant. Le gros homme ne bougeait toujours pas, étranger à toute cette agitation.
Un jeune homme se dressait et souriait à Julie. Il avait dormi presque tout le voyage, calé dans le coin du couloir. Il se frotta les yeux, passa la main dans sa tignasse en désordre, sortit une pipe de sa poche et la fourra entre ses dents sans l'allumer. Julie le trouva beau. Un livre dépassait de la poche de sa veste. Il se pencha vers elle. — Voulez-vous que je descende votre valise ? Elle rougit et s'en voulut d'être gênée. — Je veux bien. Et elle désigna de la main son bagage. Le train s'arrêta dans un grincement strident. Une secousse précipita le jeune homme contre le gros monsieur au cigare.
— Eh bien, jeune crétin, vous ne pouvez pas faire attention ? Il époussetait sa veste couverte des cendres de son havane. Julie retint un sourire en pouffant. Le jeune homme répondit, d'un ton joyeux : — Et vous, vous ne pouvez pas éteindre votre barreau de chaise ? Ça fait depuis Châteauroux que vous empestez tout le monde. Allez, poussez-vous !
Le gros homme rougit, porta les doigts à son col pour le desserrer et voulut répliquer. Le vieux monsieur de la fenêtre ne lui en laissa pas le temps. Il se hissait sur la pointe des pieds pour attraper son bagage et lui marchait sur les orteils.
Cette fois-ci, Julie éclata de rire, imitée par le garçon qui lui tendait sa valise. Elle se fraya un passage dans le couloir, serrée entre une maman portant son enfant et un monsieur au costume impeccable, tenant à la main une petite sacoche de cuir noir. Le jeune homme l'attendait sur le quai et l'aida à descendre les quelques marches du wagon. Dès qu'elle eut posé le pied par terre, elle lâcha sa main en rougissant. Elle respira profondément et fut surprise par l'odeur de la ville, une odeur dans laquelle se mêlaient le goudron des traverses, la fumée des locomotives et quelque chose en plus qu'elle ne parvenait pas à définir, quelque chose de plus sombre, de plus subtil. Peut-être, tout simplement, le parfum de Paris ?
— Vous allez loin ? Elle sursauta. Il la regardait en souriant. Elle se troubla de nouveau. — Je… oui, enfin, je me débrouillerai. Autour d'eux, on se pressait. La marée des voyageurs avançait vers les guérites des contrôleurs. — Vous savez prendre le métro ? Julie resta silencieuse, ne sachant pas si elle devait mentir ou lui avouer que cela lui faisait peur. — Je… non, en fait, je ne l'ai jamais pris encore. — Je m'en doute, avec votre accent ! Vous n'êtes pas d'ici. — Que non pas…
Il saisit son bagage et, sans se départir de sa bonne humeur, fit d'un ton joyeux : — Alors je vais vous montrer. Venez avec moi. Elle resta un instant interdite, hésitant entre la peur et le soulagement puis, dans un haussement d'épaules, se mit en marche avec lui. Il se retourna vers elle, enjoué. — Je m'appelle Pierre, et vous ? — Je… Julie, je m'appelle Julie. Toujours cette odeur étrange. Au bout du quai, une file d'attente se formait.
Il fallait présenter son billet pour sortir. Julie chercha fiévreusement dans son petit sac de toile et montra le bout de carton à Pierre. — Ça… Ça suffira, le billet comme ça ? Elle s'en voulut de poser une question aussi sotte. Il y jeta un coup d'œil et approuva de la tête.
À présent, elle marchait à grandes enjambées, de son pas de petite paysanne habituée aux chemins de pierres dans la colline, et aux chemins de rive aussi, quand il lui fallait trotter jusqu'à l'école avec les autres gamins du village, le long de la Dordogne. Ici, tout lui paraissait étriqué, l'air qu'elle respirait, l'espace autour d'elle, cette grande verrière sale qui lui masquait le ciel et les oiseaux, cette gare qu'elle devinait grouillante de monde au-delà de la file des voyageurs.
Le contrôleur ne lui adressa même pas un regard, la casquette vissée au ras des sourcils. Le bois de sa guérite était noir de suie et de crasse. Il se tenait dans cet espace sans air, sans lumière, sans même s'intéresser au monde alentour, uniquement préoccupé de ramasser les tickets de train. Elle tendit en tremblant son bout de carton et se hâta de rejoindre Pierre, en se frayant un passage dans la masse. Elle se sentait un peu gauche au milieu de tous ces gens qui avançaient sans un regard les uns pour les autres, d'un pas vif. Le jeune homme se retourna et s'arrêta. Il souriait toujours.
Un bruit de tonnerre envahit d'un coup la grande verrière, si fort et si soudain que Julie rentra la tête dans les épaules. Pierre éclata de rire. — N'ayez donc pas peur, c'est le métro qui passe ! Puis, reprenant sa marche : — Où allez-vous ? Elle soupira. — Je vais à… à Trinité. Sur le quai du métro, la foule immobile attendait, silencieuse, sans échanger le moindre regard, comme si chacun était perdu dans son propre monde. Pierre aussi prenait la pose. Puis, alors qu'ils montaient dans un wagon en jouant des coudes, il demanda d'un ton léger : — Voulez-vous que je vous accompagne jusqu'à votre station ? Elle rougit de nouveau et balbutia : — Je… Non, je vais y arriver, enfin, je crois. — Je vais vous accompagner, vous voulez bien ?
Ils se tenaient debout, serrés l'un contre l'autre, ballottés et assourdis par les mille bruits alentour. Julie faisait son possible pour ne pas venir s'écraser contre lui dans les virages, mais à chaque fois, elle venait heurter son épaule et se troublait de plus belle. Lui ne paraissait même pas s'en rendre compte. Personne ne souriait. Julie, avec son teint coloré, ses joues rebondies, sa robe de coton mal fagotée et ses cheveux noirs bien coiffés en chignon, tranchait parmi tous ces visages aux regards éteints.
Au-dehors, elle voyait défiler le Paris populaire avec, parfois, un bâtiment plus beau, plus haut, plus majestueux que les autres. Elle se gorgeait de ces images de rues envahies de voitures, de ces trottoirs débordant d'étals de marchands, de ces artères qui n'en finissaient jamais. Elle eut soudain envie de cette ville, de cette agitation, de cette vie qui grouillait partout autour d'elle. Elle tourna les yeux vers Pierre, qui lui sourit, l'esprit ailleurs. Le métro plongea enfin sous terre. Le grondement se fit plus fort. Elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu un bruit aussi intense. L'obscurité du tunnel était à peine rythmée par de petites ampoules sales. Puis soudain, dans un bruit de frein, le convoi stoppa sous une voûte de carrelage blanc. Des murs arrondis, de grands panneaux de réclame, des gens serrés qui se précipitaient vers les wagons et la sensation que jamais tout ce monde ne parviendrait à entrer dans un si petit espace. Plus question de se tenir à distance respectable de son voisin, tout le monde se côtoyait dans une promiscuité dont on paraissait s'accommoder. Julie étouffait. Pour la première fois de sa vie, elle se noyait dans une masse humaine indifférente, résignée. Elle avait chaud. Le mois de septembre ressemblait encore à l'été. Elle sentait son chemisier se tremper de sueur. Elle aurait tant voulu pouvoir trouver un peu d'air. Sa valise lui meurtrissait les chevilles à chaque soubresaut. Pierre la regardait, toujours avec son sourire doux. Le métro s'arrêtait de nouveau. Il se vida d'un coup. Julie regardait autour d'elle, respirant à fond, et le jeune homme éclata de rire. — Eh bien, il est temps de descendre. — Et, je… je dois faire quoi, maintenant ?
Alors, dans un soupir amusé, il lui prit de nouveau sa valise et, marchant à grands pas, rejoignit l'escalier qui menait à la passerelle, au-dessus des quais. Quelques minutes plus tard, ils retrouvaient l'air libre et la lumière. Devant eux se dressait une église si grande que la jeune fille ne se souvenait pas d'en avoir jamais vu d'aussi imposante. Elle regarda autour d'elle avec au cœur l'envie de prendre cette ville à bras-le-corps et de devenir elle aussi une de ces Parisiennes qu'elle voyait déambuler dans le soleil de cette fin d'après-midi. Elle se sentait gauche mais heureuse de ce voyage, heureuse de cette décision prise quelques jours auparavant, heureuse de cette année de vie parisienne, si loin de sa Corrèze, si loin de sa vallée. Pierre dit, désignant l'église : — La Trinité. Il continuait de parler, mais elle ne l'écoutait plus. Que disait-il ? Des mots comme « pas loin de la place Pigalle », puis quelques instants après, « la gare Saint-Lazare ». Elle se tourna vers lui, les yeux brillants. — Je crois que je vais bien me plaire ici ! — Je vous le souhaite, de tout mon cœur !
Elle ramassa sa petite valise, les yeux sur la rue qui montait devant elle, sur cet ailleurs qu'elle allait enfin découvrir, et se remit en marche, le jeune homme à ses côtés. Une heure auparavant, ils ne se connaissaient pas et à présent, ils semblaient presque inséparables, comme si cela eût été naturel d'être ainsi ensemble. Elle se sentait bien. Ses appréhensions envers le jeune homme disparaissaient. Tout en remontant la rue Blanche, dans le bruit des voitures et des bus, elle repensa à ce mois d'août, quelques semaines auparavant, où tout avait changé pour elle.